Les mots et les danses

Les mots et les danses

Paru dans « Journée de l’édition : le cas de l’édition en danse », Micadanses, n°02, 2010.

« Il apprit à se taire dans une autre langue, son attention étant absorbée par des tableaux flamands. »
Enrique Vila-Matas[1]

« Je » crée des chorégraphies – jamais seule.
Et le même « Je » crée des textes – apparemment seule, concrètement seule, mais en fait habitée par les autres.  

Créer en danse est une aventure immanquablement collective, on travaille toujours en équipe, même dans le cas d’un solo.
Écrire est plus solitaire. L’écrivain convoque pourtant nombre de personnes : celles qu’il a lues, celles qui le font écrire, celles auxquelles il s’adresse, celles qu’il imagine. La dimension collective joue ici un rôle, mais qui est différé. L’écriture révèle et cristallise un décalage avec le contexte ; elle joue sur le délai entre création et réception. Un écart s’opère, faisant du livre terminé un passage de relais entre ce que l’auteur a produit et ce que le lecteur découvre. Celui qui écrit aurait moins d’accointance avec  un accord immédiat ? C’est une question que l’on peut se poser.  

Le spectacle vivant tend à la communauté hic et nunc. Si je chorégraphie, je m’adresse à un ensemble de spectateurs. Il y a des exceptions, comme Héâtre-Élévision de Boris Charmatz[2] qui concernait un spectateur unique. Mais une pièce chorégraphique s’adresse généralement à une assemblée de personnes.
En revanche, quand j’écris, je m’adresse à « un » quelqu’un, le lecteur. Là encore, on peut trouver des contre-exemples, comme les lectures publiques. Mais habituellement une seule personne tient un seul livre. Même dans le Cross Booking, belle pratique qui consiste à déposer un livre n’importe où pour qu’une autre personne le lise à son tour, les lecteurs se succèdent, mais ne se rencontrent pas.  

Entre écrire et chorégraphier, le processus de création diffère.
On se met en retrait pour écrire et un « tu » rôde autour des mots. C’est le « tu » du lecteur potentiel – avec ou sans visage, cela dépend des textes et des moments. En danse, on collabore avec plusieurs personnes pour créer et alors un « vous » plane. C’est le vous des spectateurs dans la salle – avec ou sans visage, cela dépend des projets et des périodes !  

Qu’est-ce que je tente en m’adonnant et à la chorégraphie et à l’écriture? C’est une même impulsion qui débouche sur deux processus différents. Mais encore ? Soyons un brin mathématique et concentrons-nous sur : la chorégraphe que je suis face au pouvoir des mots, l’écrivain que je suis face au pouvoir du mouvement du corps.  

J’ai écrit face. J’aurais pu écrire versus. La chorégraphe versus l’écrivain. Versus, étymologiquement, c’est d’abord : « vers », « en direction de ». Mieux : le versus latin est une ligne d’écriture. Il est aussi, toujours chez les Latins, mais oui ! un pas de danse. Le versus est donc éminemment chorégraphique et littéraire. Un allié incontournable de la question qui se pose aujourd’hui. En résumé, la chorégraphie versus l’écriture, ou l’inverse, c’est : vers… et c’est, parfois, duel.  

Écrire me libère du « vouloir dire » quand je chorégraphie. Me libère du « sens », ou, en tout cas, de la signification. Cela n’induit pas l’absence de sens dans ce que je crée. Mais cela m’oblige à ce que le sens échappe à ce que les mots pourraient véhiculer d’emblée. C’est assez nietzschéen. C’est le passage de la maïeutique à l’heuristique. C’est aussi l’histoire de Deleuze quand il parle de la pensée. Deleuze distingue la pensée philosophique, la pensée scientifique, la pensée artistique. Chacune de ces pensées a son mode d’action. Penser en chorégraphiant est tout aussi valide que penser en philosophant. Mais les moyens diffèrent. La chorégraphe Trisha Brown parle d’une intelligence physique. Proust exalte une physique des phrases.
Il n’y a là rien de contradictoire. Il faut juste, à chaque fois, être à l’écoute, avoir l’œil, palper l’instant et aller outre. Simplement lier un « ici » primordial à un « plus loin » décapant. Se laisser entrainer d’un mouvement à l’autre, comme d’un mot à l’autre. Parfois, comme dans une prochaine création[3], on a envie des mots et des gestes, de montrer et de dire, de parler et de se taire, de passer du « tu » au « vous » pour troubler les codes de la communauté. Parfois, au contraire, on fonce dans le travail d’équipe, on abuse des théâtres et des salles, on fait de la danse un comble des apparences ; puis, on s’enferme, on se fourre dans les mots et les textes, on se livre au passage des expressions à travers les siècles, on revient à un auteur, on se remet à écrire, on se lève, on persiste, faisant fi de l’heure et de ce qui est contexte.

Pourtant, en vérité, écrire et chorégraphier, c’est la même chose. C’est une même pensée du dehors – pour jouer avec Michel Foucault. C’est une très belle expression. Penser le dehors et penser depuis le dehors. C’est la même chose parce que cela s’empare du désir, et, quand cela se passe bien, du plaisir. C’est cette drôle de chose qui consiste à rendre public un frottement au monde et une action dans ce même monde. Ce monde, très précisément. Un monde où se faufiler aussi dans la fiction, où ruser avec les fantômes, où faire converser les morts et les vivants. Là, chorégraphier, c’est comme écrire. Là, de « grandes figures » se croisent. J’ai parfois créé des danses avec des partenaires secrets : des écrivains ou des philosophes. Je me suis appuyée sur leurs œuvres pour « écrire » la chorégraphie (ah, l’écriture chorégraphique, la fameuse !). Leurs textes m’ont nourrie pour une matière spécifique que j’avais envie de donner à voir sur scène. Ce pouvait être aussi pour affiner un ton. Ou pour faire un pas de côté. Et ce sont les mêmes auteurs qui me poussent à écrire.
Mais l’inverse est aussi vrai. Des chorégraphes me stimulent et orientent ma création chorégraphique, parfois pour ne justement pas répéter ce qu’ils ont si bien fait. Or ils errent aussi dans les textes que j’écris. C’est parfois juste pour un espace. C’est parfois juste une ombre. Ou encore une minute inoubliable dont un seul mot devient le gai danseur.
Lorsque j’écris un livre, je pense sa composition de manière presque chorégraphique. Et d’un autre côté, la structure des pièces de danse, que je crée en collaboration avec Pierre Cottreau[4], s’apparente souvent à une structure littéraire qui se construit en fonction d’un début (la première page) et d’une fin (la dernière page).

Quand je chorégraphie, les mots me troublent, me mènent, me heurtent et parfois m’envahissent. Quand j’écris, mon corps et ma pensée s’emballent, parfois me dépassent, m’imposent leur diktat. Ils peuvent me piéger tant ils m’offrent, eux aussi, un miroir. C’est étonnant le miroir.
Il est le double de celui qui crée. Il offre une distance pour s’autocritiquer. C’est stimulant. Mais se refléter soi-même, c’est vite limité. Le miroir renvoie aussi d’autres figures – y compris celles que l’on préférerait oublier.
Le danseur et le chorégraphe ont souvent recours à une forme de miroir mental. Ils se réfèrent souvent, quoiqu’ils en disent, à une forme de représentation de ce qu’ils font. De façon un peu similaire, l’écrivain se dédouble dans les mots. Le texte fonctionne alors comme un miroir où les mots reflètent le monde et celui qui l’écrit. Mais ils les masquent aussi. C’est l’art de l’apparence. Si l’un des deux termes vient à manquer, tout s’effrite.

Mon double penchant à l’écriture et à la chorégraphie répond à l’insatiable besoin d’entremêler le sens et un « apparaître », de provoquer un surgissement. Foncer dans la gloire de vivre, un temps, avec le corps, avec les mots, tous sens et pensées en alerte, vifs, vifs et joyeux. Écrire, chorégraphier, c’est nier toute adhérence à un quelconque ordre des choses. C’est se situer en ce monde, charnellement, dans la folle folie, dans la folie folle (la sagesse ?) de ne jamais le limiter.
Écrire, c’est tenter de subvertir l’ordre du discours. Bégaiement de la langue. Je pourrais dire : chorégraphier, c’est tenter de subvertir l’ordonnance de la danse. Tremblement du mouvement.
Aimer les mots et leur formidable puissance de déplacement. Aimer les embardées du corps et leur vitale rage. Une rage qui est avec les mots ou hors les mots ?  

Écrire et danser sont les actes les plus politiques que je connaisse. Parce que le corps et le cerveau sont aux prises avec leur propre matière en devenir.
Non pas le cerveau côté écriture. Ni la danse côté corps. C’est beaucoup plus subtil. C’est simplement prendre un risque avec les mots que l’on trace et avec le corps que l’on est. Écrire est très physique. Le buste se penche pour mieux saisir un verbe, la tête se détourne du clavier pour aller pêcher quelque qualificatif on ne sait où, les pieds glissent sur le sol pour souligner une idée. D’ailleurs, à la fin d’un long moment d’écriture, le corps est épuisé comme après une répétition. En sens inverse, danser, ça tonifie la machine à penser.

Entendons bien ce fragment d’Héraclite :
« Ce dont il y a vue, ouïe, perception, c’est cela que, moi, je préfère. » Or Héraclite est un philosophe. Il écrit aussi : Penser est commun à tous. Nous avons en commun les sens et la faculté de penser. À partir de là, tout peut advenir.
Écrire et chorégraphier relèvent donc d’un même désir de soi avec les autres.

Mais, surtout, pour la flinguée du temps que je suis, la grande différence, cruelle et merveilleuse, réside dans l’accès aux oeuvres du passé. Je suis parfois jalouse de la puissance de certains textes à traverser le temps et les lieux. Je peux lire Proust dans le métro, ce soir. Mais je ne peux plus voir Café Muller avec Pina Bausch. La danse est toujours actuelle. Trop actuelle ?

« Les plus grands événements et les plus grandes pensées sont compris le plus tard : les générations qui leur sont contemporaines ne vivent pas ces événements, elles vivent à côté. Il arrive ici quelque chose d’analogue à ce que l’on observe dans le domaine des astres. La lumière des étoiles les plus éloignées parvient en dernier lieu aux hommes ; et avant son arrivée, les hommes nient qu’il y ait là… des étoiles. » Nietzsche[5].

La danse, elle, est un kairos. Elle est jouissance de l’occasion unique. Le summum de ce qui ne pourra pas durer. Évidemment, c’est très fort.

Ces deux tensions – la durée et l’instant – sont les vecteurs d’un art quis’imprime (l’écriture) et d’un art qui s’imprime tout autant (la danse). Simplement, le lieu et le mode d’impression diffèrent.

Cette relativité des effets et des durées me porte à écrire et à faire de la chorégraphie.
S’obstiner à aimer les élans qui s’emparent de l’écriture et de la danse. Se risquer à créer un sien rapport au monde. Être dingue au point d’en faire un acte de prédilection. Du Spinoza en acte. Peut-être que cela s’appelle la vie. Mais, foin de toute enjolivure, la vie, c’est parfois compliqué. L’artiste et l’écrivain s’arc-boutent sur ce qui est possible et sur son inséparable contraire. Ils cherchent comment passer quand même. Forger alors la belle transaction voulue par Derrida. Oh oui, insister dans la préférence des mots et des corps indubitablement liés. Ils sont de l’humain. Le must.  

[1] Enrique Vila-Matas, Dublinesca, Christian Bourgois, Paris, 2010, p. 233.

[2] Héâtre-Élévision (Pseudo-spectacle) a été créé par Boris Chamatz en 2002. « C’est une sorte de décoction, peut-être un suicide du spectacle vivant : que restera-t-il de l’odeur du travail des danseurs après l’anesthésie de l’écran et des pixels ? Il est peut-être temps d’être explicitement ailleurs que dans la danse moderniste aux visages contrôlés ou gris, ailleurs que dans ces visages de ballerines écartelées entre l’effort et le charme, ailleurs que dans ces danses de théâtre affiché où le visage montre ce qu’il faut penser du reste et délivre un sens prédéterminé à l’expérience. Héâtre-Élévision est présenté en séance individuelle d’une durée d’une heure. » Dossier du Centre Pompidou – www.centrepompidou.fr

[3] Les yeux dans les yeux sera créé lors de la saison 2012-2013.

[4] Depuis 2003, les créations au sein de la compagnie Mille Plateaux Associés sont conçues par Pierre Cottreau et moi-même. C’est à n’en pas douter une façon de redoubler le collectif que j’évoquais plus haut.

[5] Par-delà bien et mal, §285.

« Il apprit à se taire dans une autre langue, son attention étant absorbée par des tableaux flamands. »
Enrique Vila-Matas [efn_note]Enrique Vila-Matas, Dublinesca, Christian Bourgois, Paris, 2010, p. 233.